Art & Architecture

article | Temps de Lecture15 min

Le Thoronet, source d'inspiration

Abbey of NOVÝ DVŮR

L’abbaye du Thoronet, par sa pureté et la simplicité de ses volumes, essentiellement dictées par l'organisation de la vie communautaire, a inspiré des générations d'architectes comme Le Corbusier. Parcourez les raisons d’un tel engouement…

Le minimalisme

Inscription sur la première liste des monuments français sauvés

Parallèlement au déclin que connait l’ordre cistercien dès la fin de l’époque médiévale, le nombre de moines présent à l’abbaye du Thoronet ne cesse de décroître et les bâtiments de se détériorer. Fermée à la Révolution française, l’abbaye est vendue comme bien national à des propriétaires privés qui l’utilisent comme exploitation agricole.

Néanmoins, au XIXe siècle, l’abbaye attire l’attention de l’inspecteur des monuments historiques Prosper Mérimée qui la considère comme un monument majeur de l’architecture religieuse médiévale. En 1840, elle fait partie de la première liste des monuments français devant être sauvés de l’abandon et de la ruine et nécessitant une restauration.

Mais c’est surtout au XXe siècle que la spiritualité à base de renoncement et de pauvreté des premiers moines cisterciens est remise à l’honneur et trouve ses prolongements dans un mode de construction fait de dénuement et prônant l’utilité stricte.

Prosper Mérimée photographié par Charles Reutlinger
Prosper Mérimée photographié par Charles Reutlinger

Bibliothèque en ligne Gallica sous l'identifiant ARK btv1b10525048m/f25

Le mouvement moderne minimaliste

Le XXe siècle sera le siècle par excellence du mouvement moderne minimaliste. Celui-ci se caractérise par l’utilisation de formes géométriques simples, de matériaux bruts et de lignes pures. Les abbayes cisterciennes vont exercer un charme par leur esthétique du dénuement en accord avec les sensibilités, façonnées depuis les années 1920 par Walter Gropius et Ludwig Mies van de Rohe de l’école d’art du Bauhaus en Allemagne, et en France par des architectes tels Auguste Perret et Le Corbusier.

Le bâtiment Bauhaus de Walter Gropius (1925-26)
Le bâtiment Bauhaus de Walter Gropius (1925-26)

©Michael / Pixabay

Le Corbusier

Un architecte incontournable

Architecture suisse, naturalisé français en 1930, Le Corbusier (1887-1965) est l’un des principaux représentants de l’architecture moderne. Il sera inspiré à ses débuts par les travaux du Bauhaus.

Le couvent Sainte-Marie de la Tourette à Éveux (1956), la Villa Savoye à Poissy ou encore les Unités de Camping de Cap Moderne comptent parmi ses œuvres maîtresses.

Atelier de Le Corbusier, photographie représentant l'architecte dans les lieux
Atelier de Le Corbusier, photographie représentant l'architecte dans les lieux

© Benjamin Gavaudo / Centre des monuments nationaux

Le couvent de la Tourette

Ce couvent est un exemple de l’architecture moderne dont il est l’un des grands initiateurs. Sa construction est le fruit d’un bouleversement dans le rapport du sacré à l’art initié par le père dominicain Marie-Alain Couturier après la Seconde Guerre mondiale.

Celui-ci a la volonté de rapprocher les créateurs d’architecture moderne et l’église catholique qui, à l’époque, continue de penser que la construction d’un édifice religieux implique un bâtisseur croyant.

Il encourage la rupture avec l’académisme architectural prévalant encore lors des nouvelles constructions religieuses.

Dans l’article « Magnificence de la pauvreté » paru dans la revue Art sacré en 1950, il affirme : « aujourd’hui une église pour être vraie ne devrait être qu’un plafond plat sur quatre murs. Mais leurs proportions réciproques, leur volume, la répartition de la lumière et des ombres pourraient y être d’une telle pureté, d’une telle intensité que chacun en y entrant sentirait la dignité spirituelle et la solennité ».

Cette définition de ce que pourrait être l’architecture d’une église s’accordait avec les idées de l’architecte Le Corbusier. Celui-ci sera choisi pour construire le couvent.

Couvent Sainte-Marie-de-la-Tourette vu du patio depuis le sud-ouest
Couvent Sainte-Marie-de-la-Tourette vu du patio depuis le sud-ouest

© Pascal Lemaître / Centre des monuments nationaux

L'abbaye du Thoronet

Le père Couturier conseille à Le Corbusier de visiter l’abbaye du Thoronet : « il y a là l’essence même de ce que doit être un monastère à quelque époque qu’on le bâtisse, étant donné que les hommes voués au silence, au recueillement et à la méditation dans une vie commune ne changent pas beaucoup avec le temps... Pour nous, la pauvreté des bâtiments doit être très stricte, sans aucun luxe superflu et par conséquent cela implique que les nécessités vitales soient respectées : le silence, la température suffisante pour le travail intellectuel continu, les parcours des allées et venues réduits au minimum... Souvenez-vous que notre mode de vie nous est absolument commun à tous et par conséquent n’appelle aucune différenciation personnelle à l’intérieur des groupes ».

Abbaye du Thoronet, église abbatiale, chœur
Abbaye du Thoronet, église abbatiale, chœur

© Philippe Berthé / Centre des monuments nationaux

Une architecture rationnelle

La réalisation du couvent de la Tourette parvient à une synthèse du vocabulaire architectural développé par Le Corbusier depuis les années 1923 dans son recueil d’essais « Vers une architecture » et qui tourne autour de cinq points principaux : pilotis, toit-terrasse, fenêtres-baies, plan libre (poteaux porteurs écartés du mur) et façade libre.

Le Corbusier plaide pour une architecture rationnelle. Pour lui, « la maison est une machine à habiter ».

Les correspondances formelles avec l’abbaye du Thoronet sont nettement visibles : 

  • Le clocher ;
  • Les volumes simples ;
  • Le géométrisme des différents volumes ;
  • L’assemblage de proportions respectant le modulor  ;
  • L’importance donnée à la lumière et aux types d’ouvertures imaginées pour la capter et la diffuser ;
Couvent Sainte-Marie-de-la-Tourette (Éveux)
Couvent Sainte-Marie-de-la-Tourette (Éveux)

© Pascal Lemaître / Centre des monuments nationaux © FLC (Fondation Le Corbusier) - ADAGP

  • L’alternance des pleins et des vides marqués par des rayons de lumière vive projetés sur les murs. Pour Le Corbusier, « les éléments architecturaux sont la lumière et l’ombre, les murs et l’espace ». Il écrit de l’abbaye du Thoronet : « la lumière et l’ombre sont les haut-parleurs de cette architecture de vérité, de calme et de force ». L’église de la Tourette fera l’objet d’un programme spécifique sur la lumière. Son éclairement sera traité au moyen d’un dispositif multiple de puits de jour conçus comme des cheminées produisant des tâches lumineuses concentrées et projetées vers l’intérieur sur le sol (canons, mitraillettes, meurtrières) ;
  • La conception d’un plan jouant sur l’intériorité. Le Corbusier imagine un couvent refermé sur lui-même, en parallèle à la vie conventuelle : cour intérieure, système de circulation interne quasi indépendant de l’entrée principale qui donne l’impression, une fois entré, de ne plus savoir comment sortir.

Inspiration inoubliable

L’architecture des monastères marquera durablement Le Corbusier qui visitera entre autres ceux accrochés sur le Mont Athos en Grèce et la chartreuse d’Ema près de Florence (1911). Cette architecture servira de base à la conception de ses unités d’habitation (Cité radieuse à Marseille 1945-1952…), sortes de petites villes autosuffisantes destinées aux logements, à la circulation et aux espaces verts.

La Cité radieuse
La Cité radieuse

© Émeric Feher / Centre des monuments nationaux

Fernand Pouillon

Les pierres sauvages de Fernand Pouillon, présenté par Béatrice Pardossi Sarno

video | Temps de Lecture4:21 min


Originaire du Lot-et-Garonne, c’est en Provence que Fernand Pouillon établit les bases de son savoir-faire et sa notoriété. Il est l’un des grands bâtisseurs des années de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Son activité se développera également à l’étranger, en Iran et en Algérie.

L’architecture de Fernand Pouillon présente un certain nombre de constantes dont l’utilisation de la pierre. Celle-ci est son matériau de prédilection. Il en fait l’éloge dans son roman Les pierres sauvages (1964) et il écrit dans ses Mémoires (1968) : « les chapelles d’architecture moderne me l’ont toujours reproché : être de son temps, c’est construire en béton et en acier, sinon on n’est pas dans le coup ».  

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Fernand Pouillon passe de longues semaines à l’abbaye du Thoronet pour en relever minutieusement les plans, bases à la fois de son roman et de ses réalisations architecturales futures.

Sa vivante chronique de la naissance d'un chef-d'œuvre, appuyée à la fois sur des recherches historiques et sur une longue expérience du métier de bâtisseur, est aussi une réflexion sur les rapports du beau et du nécessaire, de l'ordre humain et de l'ordre naturel.

Au lendemain de la guerre, face aux besoins immenses de la reconstruction, il construit la cité de la Tourette et les immeubles du Vieux-Port à Marseille (1951). La qualité du travail effectué lui vaudra de nombreux chantiers en Provence, en région parisienne et en Algérie (cités de Diar-es-Saâda en 1953 et Diar-el-Mahçoul en 1954 à Alger).

Ses constructions ne suivront pas les principes d’avant-garde de l’époque mais renouvelleront l’écriture néo-méditerranéenne en conciliant tradition et modernité, rigueur et sensibilité, artisanat et industrie.

Sa consigne sera toujours de « construire mieux, vite et moins cher ». La pierre utilisée pour la reconstruction du hameau des Sablettes à la Seyne-sur-Mer (1952) et récupérée sur le chantier du Vieux-Port de Marseille, permettra de construire à faible coût.

Pour aller plus loin, vous pouvez écouter le podcast L'architecte Fernand Pouillon par Léo Fabrizio.

John Pawson

 

Abbey of NOVÝ DVŮR
Abbaye de NOVÝ DVŮR en République Tchèque

©Gilbert McCarragher / Avec l'aimable autorisation du cabinet John Pawson

 

Architecte anglais, John Pawson se situe dans la mouvance moderne minimaliste, évacuant l’ornement tout en recherchant l’essentiel dans l’architecture. Dans son ouvrage Minimum publié en 2006, il déclare s’être engagé pour établir l’idée de « minimum » comme un mode de pensée, une manière de vivre et de travailler. 

John Pawson est l’un des nombreux architectes qui ont suivi Le Corbusier au Thoronet. Plusieurs leçons tirées de ses visites du site ont marqué l’évolution de sa pensée et ses créations architecturales. Elles concernent la notion de contexte et de paysage, l’utilisation de la lumière, les surfaces, la géométrie, l’échelle et les proportions.

Au monastère Notre-Dame de Novy Dvur, près de Prague, John Pawson a repensé en termes contemporains la tradition cistercienne. La construction datant de l’année 2000 allie la restauration des bâtiments anciens à la construction contemporaine des éléments nécessaires à la vie monastique dans un style conforme à la simplicité cistercienne.

Grâce à l’utilisation de matériaux modernes comme le béton et le plâtre, l’architecte s’est affranchi des questions de portée qui étaient inhérentes à l’architecture médiévale en pierre. Ainsi, il a imaginé un cloître en porte-à-faux qui n'a pas de précédent dans l'histoire de l'architecture cistercienne.

Influencé par l'abbaye du Thoronet, John Pawson en a repris les formes – ici, la voûte en plein cintre – en se libérant des contraintes liées au matériau, en particulier son poids. Il a créé des galeries totalement ouvertes sur le centre du cloître, sans support intermédiaire.

La nouvelle église abbatiale se caractérise par l’importance donnée à la couleur blanche et pure de ses murs et la lumière qui l’accompagne. Elle est éclairée par une lumière diffuse dont la source n’est pas visible depuis la nef. À aucun endroit de celle-ci, l’œil ne doit être distrait par une vue sur l’extérieur ou par une intensité lumineuse trop forte. Le but consiste à procurer le même sentiment d’intériorité que celui ressenti dans les églises cisterciennes. 

Pour parvenir à cet effet, des boites à lumière permettant de capter la lumière du soleil et de la canaliser à l’intérieur de l’église ont été accrochées aux murs de la nef. L’abside, en revanche, est éclairée de façon directe par l’intermédiaire d’une fenêtre.

Considérée par lui-même comme « l’œuvre de sa vie », cette construction souligne le lien entre minimalisme et spiritualité.

John Pawson sur la discipline du minimalisme

video | Temps de Lecture2:28 min

 

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